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Une guerre

Assise sur le canapé pour accomplir ma méditation matinale, je suis soudain submergée par un irrépressible flot de larmes. Boule dans la gorge, muscles des orbites serrés. Mes doigts sur les paupières, je tente d’endiguer ce flot, sans succès. Je pleure. De honte, de chagrin aussi.

Catharsis.

Ce matin, comme tous les autres, j’ai parcouru la presse en ligne, une habitude à laquelle j’essaie de ne pas déroger. Je ne suis abonnée à aucun média d’information, je me contente donc, la plupart du temps, de lectures en diagonale ou d’articles tronqués. Cette lecture de surface me permet quand même de rester modestement connectée à l’actualité du monde. Ce matin, je perçois en filigrane de mes balayages visuels des photos de soldats ukrainiens. Ce matin, je n’ai pas cliqué sur les articles dédiés à la guerre et ces photos d’hommes en uniforme militaire me transpercent soudain de honte.

Honte du désintérêt matinal pour le conflit.

Je me rappelle parfaitement ce matin du 24 février 2022 où tout a basculé pour l’Ukraine et le monde. La sidération m’avait saisie. Elle s’était collée à moi pendant plusieurs semaines. A la rentrée des vacances d’hiver, j’avais accroché à mon manteau les couleurs de l’Ukraine, un insignifiant symbole que les parents ou mes collègues ne commentaient pas. En réunion de travail, ce symbole était regardé, jamais questionné ni commenté. Je m’étais portée volontaire pour accueillir des réfugiés, démarche restée sans suite. Culpabilité de « petite bourgeoise » dans le confort de sa vie bien réglée ?

Cette honte me replonge instantanément dans mon roman familial, ses récits de guerres françaises, ses récits vécus ou fantasmés, transmis d’une génération à l’autre pour arriver jusqu’à moi, enfant. J’en étais bercée, nourrie de ces récits. Récits de première guerre mondiale (les parents de ma mère avaient l’âge d’être grands-parents à sa naissance), récits de seconde guerre mondiale, d’Indochine, d’Algérie. J’appartiens à la génération dont les pères, mon père, sont partis, appelés du contingent, pour un service militaire, qui n’en sera plus un. Ca commence en Allemagne et ça finit à Tlemcen … Dans une guerre que ne disait pas son nom, avec des soldats qui ne voulaient pas en être.

Trois ans, c’était le prix à payer pour entrer dans le roman national français.

Jean, mon père, 10 ans en 1944, 20 ans en 1954.

Emilien, mon grand-père paternel, communiste, en fuite en Afrique après une dénonciation.

Jean, oncle maternel, Mort pour la France à Alger. La gravure de son nom sur un monument n’a pas consolé ses parents.

Georges, mon grand-père maternel, poilu de 14.

Mes aïeux inconnus, disparus dans les brumes de la « Grande Guerre ».

J’écris, avec la boule dans la gorge. Chagrin.

J’ai, pendant de nombreuses années, accompagné mes élèves aux commémorations des armistices. Les enfants donnant la main aux anciens combattants pendant les défilés, les enfants lisant des poèmes devant le monument aux morts, les enfants silencieux et sérieux pendant la minute de silence. Aujourd’hui, tout cela est bien désuet. Le temps fait son œuvre. Ma génération a grandi avec ce roman national ancré en nous. Cet entremêlement de romans, familial et national, à inconsciemment participer à forger ma morale, mon sentiment d’appartenance à la Nation française. L’école y a, pour une part, également contribué.

Lors de la dernière conférence de l’UIA, l’intervenante a proposé une définition de « Nation » : un territoire commun, une langue et une mémoire partagée.

En cette fin de vingtième siècle, je n’ai eu que mon piètre roman personnel à transmettre à ma fille. Je n’ai pas le souvenir de lui avoir narré mes aïeux. Que va-t-elle transmettre à ses enfants ?

Comment les jeunes générations peuvent éprouver cette appartenance, sans mémoire collective ?

Je pense aux enfants déracinés par les migrations.

Je pense aux adolescents et aux jeunes adultes piégés entre deux mémoires,

Je pense aux enfants, aux adolescents et aux jeunes adultes sans mémoire.

Je pense au peuple d’Ukraine.

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